« Et lorsque j’approche les méchants, les hommes au cœur noir, lorsque j’approche les envieux, les hommes au cœur noir,
Devant moi s’avancent les souffles des aïeux. 1»
« […] Mes enfants glissaient sous le grand fleuve / Aux profondeurs de mort. 2»
texte : Chris Cyrille. Critique d'art. Curateur
Des figures noires ou vertes qui au bout de l’image émergent. Parfois ce sont des caméras-visages comme pour une meilleure acuité. Le regard a changé de main, les corps et les visages sont pleins de leur propre regard et tranchent le dispositif du tableau, c’est eux qui créent la scène du regard et de la captation. Elles et ils filment, nous sommes les personnages. Je parle ici des tableaux de l’artiste Lindokuhle Khumalo où les visages se lisent comme des fiertés, comme ce qui ne se laisse pas enferrer. Et je pense à cette notion de « Figuration Noire », cette manière de figuration (portraits noirs sur fond uni, jeux avec la couleur noire…) qui fait presque école dans la peinture afro-diasporique. Par « Figuration Noire », il faudrait entendre non pas seulement un type ou une manière de figuration mais aussi la fabrication, au terminal de l’image, d’une matière de dignité, d’un corps et d’un visage qui émergent du gouffre d’une défiguration ou d’un déchoucage.
Derrière ces figures, imaginons des souffles comme dans les sculptures de Dieudonné Fokou faites d’un brouhaha de matériaux assemblés concassés, qui semblent évoquer des scandales et des injustices, des violences et des espérances. Et toutes ces sculptures se montrent comme des bustes d’outre-terre. Là encore, il est question d’interroger la figure et son mode de présence, d’interroger ce qui n’est pas totalement là devant nous mais qui se manifeste quand même, de comprendre finalement que le monde est plein de celles-ceux d’avant nous, et que la figure peut s’imaginer comme un réceptacle.
Nous ne sommes pas les seules et seuls regardeuses et regardeurs, d’autres regardent avec nous, d’autres nous regardent comme dans les toiles de Lindokuhle Khumalo. Et nous pensons à tous ces souffles qui parlent avec nous pendant que nous parlons, et les oeuvres des deux artistes font probablement surgir — à partir des liens crées avec des personnes aimées, à partir de souvenirs qui n’ont pas disparus, à partir de voix qui continuent à crier à l’oreille — des images comme lieu d’accueil, celui où « tous ces morts qui ne sont pas morts » pourront se reposer.
1 Birago Diop, « Viatique. » dans : Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, Puf, 2015 (1948), p.144.
2 David Diop, Coups de pilon, Paris, Présence Africaine, 1973, p. 34